Joseph Tonda et la reconstruction des identités en Afrique centrale à partir de l'imaginaire social: « les tuées-tuées »

 

 Généralement, on présente les individus et les sociétés d’Afrique à partir de leur origine ethnique. Et cette origine ethnique est entendue comme un marqueur définitif de leur identité. On dit alors d’un tel qu’il est fang, d’un autre qu’il est lari et d’un 3° qu’il est punu. Cela voudrait dire qu’il est irréductible à son ethnie. Cette posture a fondé l’idée longtemps entretenue d’oppositions « ethniques » comme fondement des relations entre les individus et à l’intérieur des pays. Du coup, tout conflit à l’intérieur d’un pays était expliqué sur cette base et sur rien d’autre.
Joseph Tonda bouscule cette réduction essentialiste des identités et, pour comprendre ces dernières, part du vécu des habitants d’Afrique centrale d’aujourd’hui ou plutôt de leur imaginaire, de l’imaginaire collectif qui est constamment en renouvellement et dépasse les cadres ethniques pour devenir plus « national », voire régional.
 

 

 

Il montre que les individus d’aujourd’hui aujourd’hui ne sont pas comme écartelées entre tradition et modernité, la tradition étant entendue ici comme ce qui serait proprement africain et la modernité comme ce qui proviendrait de l’Occident, mais reconstruisent leurs identités à partir de la manière dont ils voient leurs conditions aujourd’hui.
Pour Tonda, les choses ne sont jamais simples. L’Africain d’aujourd’hui, dans sa culture, dans son imaginaire, est un être syncrétique et pluriel. Un être traversé par différentes influences et diverses instances et dont on découvre petit à petit la cohérence.
 
  Le matériau du chercheur
Son matériau de travail, c’est l’imaginaire populaire, ce que disent les gens d’eux-mêmes, de leur vécu, la manière dont ils se mettent en jeu, individuellement et socialement, et avec leur propres mots repris dans la langue française
 Premier exemple : les « tuées – tuées »
Les « tuées – tuées », c’est un phénomène qui est apparu en Afrique centrale et plus particulièrement à Libreville, il y a 5 ou 6 ans. Il s’agit d’étranges jeunes femmes qui se disent elles-même « tuées tuées ». Pourquoi se désignent-elles ainsi ? Tout simplement parce qu’elles estiment qu’elles sont tuées deux fois. Il s’agit de jeunes prostituées qui portent des DVD (Dos et ventre dehors) et qui affrontent la mort en la donnant ou en se la donnant soit par le Sida, soit par des techniques insolites dans les relations sexuelles. Ces femmes deviennent ainsi des sortes de morts-vivants, sans espoir, sans avenir. Voilà une expression infinie de la misère quotidienne !
Par deux fois, elles affrontent la mort. Dans cette vie à l’extrême, elles opèrent une double négation : d’abord vis-à-vis de leur société ou de leur famille et ensuite vis-à-vis de leur conscience. Aussi l’expression « tuées – tuées » évoque-t-elle des images de terreur, des zombies, des vampires ou des fantômes de l’individualisme et du communautarisme.

 

 

Deuxième exemple : les « VTT »
Selon Joseph Tonda, non seulement les « tuées tuées » vendent leur corps à tout un chacun, mais aussi et surtout à ceux qui sont dans les sphères du pouvoir, de l’économie et de la politique. L’imaginaire social parle alors de « VTT », c’est-à-dire des « vieilles tuées – tuées » qui sont habillées en « DVD », c’est-à-dire en « dos et ventre dehors ». Toutes tenues qui font qu’on les confond avec des jeunes filles. Ces femmes se désignent comme des vélos qui sont pilotés par des champions cyclistes (ici des politiques). C’est une autre version de « tuées – tuées » qui vendent leur corps à une clientèle particulière et tournent dans les sphères du pouvoir. Il s’agit ici, selon Tonda, d’une version renouvelée des fameux « groupes d’animation » dans les pays d’Afrique centrale à l’époque des partis uniques. Ces groupes de femmes dansant et chantant dans les manifestations politiques ne dansaient pas et ne chantaient pas pour leur seul « plaisir », elles y étaient encouragées par les cadeaux : pagnes, T-shirts, repas et argent donnés par l’homme ou la femme politique. On voit ici une incrustation profonde de la sexualité et du politique.
 Dernier exemple : les « anges de la mort »
Un phénomène nouveau est apparu au Congo et en RDC. Il s’agit de ce que Tonda appelle les « anges de la mort ». Dans l’accusation en sorcellerie dans les sociétés de ces pays jusqu’ici, les enfants n’étaient pas accusés. Ils étaient considérés comme des innocents, comme ceux qui portaient l’avenir de la lignée en eux. Aujourd’hui, dans les églises dits « éveillés », les enfants sont dénoncés par les parents parce qu’ils leurs apparaissent comme ceux qui veulent leur mort. Ils sont désignés comme des « enfants sorciers », ndoki en lingala. Phénomène que l’on trouve essentiellement en ville, ce sont ainsi des milliers d'enfants qui sont qualifiés de sorciers.
Le schéma est toujours le même : accablées par le chômage, frappées par un deuil, victimes d'un accident ou tout simplement vivant dans une pauvreté insoutenable, les familles cherchent un bouc-émissaire à leurs malheurs et le trouvent en la personne de leur enfant qu'ils chargent de tous leurs maux
Ce phénomène ne s'est développé qu'au milieu des années quatre-vingt-dix, avec l'apparition des sectes religieuses, à la faveur de l’exode rural dû aux difficultés économiques et aux ravages de la guerre. Tenu pour responsable d'une maladie, d'un décès, d'un divorce, d'un manque d'argent ou même d'un simple désagrément, l'enfant est alors accusé de sorcellerie et devient rapidement le centre de violents conflits familiaux. Maltraité, stigmatisé, marginalisé, il est finalement rejeté puis banni du clan familial et n'a d'autre ressource que de rejoindre la rue.
Ces persécutions sont encouragées par les sectes qui y trouvent leur intérêt, en offrant à prix d'or aux familles leurs services pour désenvoûter les prétendus petits sorciers. D’ailleurs, bien souvent, ce sont les "pasteurs" eux-mêmes qui, par cupidité, désignent l'enfant comme porteur de pouvoir démoniaques et en font une victime expiatoire qu'ils s'empressent d'exorciser en exigeant des parents des dons souvent importants.
 
Ces trois exemples montrent l’intérêt des travaux du Professeur Joseph Tonda. Il travaille sur les imaginaires collectifs, notamment sur la souffrance telle qu’elle se manifeste dans ces sociétés. Son travail consiste à conceptualiser les formules qu’emploie la population.
Les sociétés d’Afrique centrale ne sont pas immuables, elles évoluent. Et cela se donne à voir à travers leur imaginaire, à travers leurs images de la maladie, de la mort, mais aussi de la politique et de la religion.
Patrice Tonda est une sommité de la recherche en sociologie et en anthropologie de l’Afrique centrale. Il enseigne ces deux disciplines à l’Université Omar Bongo. Il est un habitué du Camps numérique francophone de l’AUF de Libreville qui lui permet d’accéder en temps réel à toutes sortes d’informations scientifiques, mais aussi populaires.
Auteur de plusieurs articles scientifiques parus dans d’importantes revues (Politique africaine, Cahiers d’études africaines, Social Compass), il a publié trois ouvrages remarqués : La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, en 2002, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), chez le même éditeur en 2005 et les Eglises dans la société congolaise contemporaines, publié chez L’Harmattan en 2007.
Les enfants sorciers au rond-point N'gaba
Un cas concret, celui de Maurice
Maurice a 14 ans, il est né à Brazzaville et, comme la plupart de ses camarades, son histoire personnelle est très tourmentée. Il est le 4ème d’une famille de 7 enfants. Ses parents ont divorcé immédiatement après leur arrivée à Kinshasa. 
Son père s’est remarié rapidement et sa mère un peu plus tard. Ne pouvant pas l'emmener chez son nouveau mari, elle a confié son fils à ses grands-parents paternels.
Sans aucune raison et de manière totalement injuste, ces derniers ont commencé à accabler Maurice, l'ont déclaré responsable du divorce de ses parents et l'ont convaincu de sorcellerie, allant jusqu'à le pousser à s'initier à des pratiques sataniques.
Apprenant cela, sa mère est venue le chercher et l’a installé chez ses parents à elle qui, avertis du problème, ils ont décidé de chasser le mauvais esprit sans tarder.
Ils l’ont conduit dans un centre religieux et l'enfant a dû y faire une longue retraite pour être désensorcelé. Au bout d’un mois, après la grande prière de délivrance, de libération et de guérison, Maurice était déclaré délivré de toutes ses pratiques noires.
Quelque temps après, il a commencé à effectuer de petits travaux autour du rond-point Ngaba, proposant ses services comme porteur, cherchant à gagner un peu d’argent pour subvenir à ses besoins.
Sa grand-mère est alors retournée voir les religieux qui l'ont assurée que Maurice avait regagné le monde des sorciers et que seule la pratique du pneu enflammé passé autour de son cou pourrait désormais venir à bout de sa sorcellerie.
Terrorisé par ces menaces, l'enfant s'est enfui dans la rue et y a vécu pendant plusieurs mois. Tonda l’a rencontré devant une boutique. Il dormait à même le sol, sur un morceau de carton, couvert par un tableau.
Après une longue et délicate médiation dans un centre communautaire de réinsertion, Maurice a pu retourner vivre avec sa mère. Il s’est très bien réintégré, malgré l’extrême pauvreté dans laquelle vit sa famille. Sa scolarité donne toute satisfaction, il se révèle un élève sérieux et assidu. Il a même commencé à entretenir un petit jardin potager derrière sa maison, il y cultive quelques légumes et élève plusieurs poules.
Personne chez lui ne parle plus de sorcellerie et il n'a, quant à lui, aucune envie de retourner dans la rue !
 
Bonaventure Mve Ondo,
Vice recteur de l'Agence Universitaire de la Francophonie
 

 

Tags :