Yacouba Konaté ou le regard d'un philosophe ivoirien sur la crise ivoirienne et ses liens avec le zouglou

Rejeton de la crise universitaire, sociale et politique qui, en 1990, secoue la Côte-d’Ivoire entière, le zouglou est une création musicale des étudiants en révolte contre la société. Le zouglou se chante en français populaire ivoirien et en nouchi, le langage des jeunes de la rue. Cette musique « nationale » de la Côte d'Ivoire est marquée par l'originalité de son répertoire, la résonance sociale des thèmes abordés et la transformation des outils audio (passage du vinyl à la K7 et au cd.)

 
Professeur titulaire de Philosophie à l’Université d’Abidjan-Cocody, Yacouba Konaté est membre du Conseil scientifique de l’Académie des Sciences, de la Culture et des Arts d’Afrique et des diasporas et surtout Président du Conseil d’administration de l’Association internationale des critiques d’art (AICA) depuis 2008. Auteur, commissaire de nombreuses expositions et consultant en développement culturel, il est également le responsable du Bureau Afrique de la Fondation Jean-Paul Blachère.
M. Yacouba Konaté a été, en 2000, directeur de cabinet au ministère ivoirien de la Culture et de la Francophonie et a également dirigé l’Institut national supérieur des Arts et de l’action culturelle d’Abidjan.
Il a notamment été commissaire de nombreuses expositions : foire internationale des arts plastiques d’Abidjan (mai 2001) ; exposition Willie Bester à Bruxelles (avril 2001) ; exposition « L’Afrique à jour » à Lille (septembre 2000) ; « South meets West » à Accra et Berne (décembre 1999 et juin 2000) ; exposition Afrique de la Biennale de Dakar (2004).
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Christian Lattier : le sculpteur aux mains nues (Editions Sépia, 1993) et Alpha Blondy : reggae et société en Afrique noire (Karthala / CEDA, 1987).
 
Professeur de philosophie à l'Université de Cocody à Abidjan, Yacouba Konaté enseigne notamment l'esthétique. Il a fait ses études en Côte d'Ivoire au sein de cette université. Il a ensuite fait sa thèse de doctorat à l'Université de Paris IV sous la direction du professeur Marc Jimenez, introducteur des travaux d'Adorno en France. C'est donc un philosophe de l'art. C'est ainsi qu'il a travaillé sur l'émergence du phénomène zouglou en Côte d'Ivoire.
 
Le philosophe de l'art et de la musique
 
Pour le professeur Konaté, le phénomène zouglou a une histoire. Au sortir des indépendances, la Côte d'Ivoire n'a pas encore de musique moderne propre, mais dispose de musiques « ethniques » ou dites « traditionnelles ». A cette époque d'ailleurs, à Abidjan, on écoute surtout les musiques africaines venues d'ailleurs: la rumba congolaise (qui était déclinée en boucher, kwassa kwassa, zaïko), le highlife ghanéen et le Tentemba guinéen internationalisé par le célèbre Bembeya Jazz national. Les Ivoiriens n'arrivaient pas à cette époque à trouver une musique moderne qui leur soit propre. De 1960 à 1990, c'est donc l'époque du suivisme musical.
Et pourtant, pendant cette période, quelques musiciens s'essaient non sans talent dans la voie de la modernisation. C'est le cas dans les années 1970, d'Ernesto Djédjé qui inventa le ziglibity. On crut même alors que le jour tant attendu de la création d'une musique ivoirienne moderne était enfin arrivé avec lui. Mais sa mort subite en 1983 laissa son ziglibity sans voix. Johnny Lafleur et Blissi Tébil, ses émules, n'ont pas su devenir les continuateurs de Djédjé. C'est ainsi que, faute de ziglibitiens, le ziglibity marqua le pas.
Vint ensuite un autre chanteur qui obtint la consécration internationale en chantant le reggae, Alpha Blondy. Même s'il a chanté à la gloire du Président Houphouët-Boigny, Alpha Blondy n'a jamais été considéré comme un vrai créateur de la musique ivoirienne. Il a simplement montré que le reggae avait des racines africaines et qu'il pouvait donc y revenir.
 
Qu'est-ce que le zouglou? Et comment est-il arrivé?
 
Le zouglou se caractérise par des pas de danse suggestifs et empreints de lubricité. Son tempo suppose invariablement un chanteur soutenu par un chœur. D'abord danse du petit peuple, elle est devenue la danse des étudiants ou plutôt des jeunes déscolarisés qui vivent en ville. C'est la danse des quartiers populaires comme Yopougon (Yop city), Abobo, Port-Bouet (et non du Plateau). Elle est née lors de la crise des années 90. Crise marquée par la contestation du pouvoir. Crise d'ailleurs bien rendue par Alpha Blondy. Tout le monde connaît son fameux couplet:
 
                        « Les militaires sont fâchés / Parce qu’ils sont mal payés.
                        Les policiers sont fâchés / Parce qu’ils sont mal payés.
                        Les professeurs sont fâchés / Leurs droits syndicaux bafoués.
                        Les étudiants sont fâchés / Ils veulent plus de liberté.
                        Papier longueur leur est mourouti [1]/ Parce qu’ils ont été trop cognés.
                        Les ouvriers sont fâchés / Parce qu’ils ont été compressés
                        Le gouvernement est fâché / Les caisses de l’État vidées… »
 
En fait, selon Yacouba Konaté, le zouglou vient du mapouka, une musique-danse d'origine congolaise qui fit fureur à partir de 1998-1999 et qui applique un frétillement insidieux sur les muscles fessiers que la danseuse fait vibrer, redonnant fierté et légitimité aux femmes callipyges, symboles ici de la sensualité à la musique africaine.
 
La naissance du zouglou
 
Selon Yacouba Konté, les choses se seraient passées ainsi: lors du réveillon de décembre 1985, une gamine émerveilla tous les convives par son pas de danse, en ajoutant aux phases du gnaman-gnaman les « phases » de la sulfureuse chanteuse Zaïroise Tshala Muana, dont les ondulations suggestives et ravageuses étaient célèbres. La jeune fille fit passer le mouvement frémissant de la vie de ses pieds à son tronc. Elle se trémoussa, fit frissonner son corps et vibrer ses fesses. Elle dansa sur la crête de ses 7 ans d’innocence, d’enfance, de défis et d’insouciance. Et l’un des convives émerveillés s'exclama : « Mon Vieux, ceux-là Houphouët ne pourra pas les commander dè ! ». Selon Yacouba Konaté, le zouglou est une danse de libération. D'ailleurs, il précise qu'à Abidjan on ne dit pas, « je danse le zouglou », on dit « je libère en zouglou ».
 
Le zouglou, le nouchi et les étudiants
 
La langue du zouglou est le nouchi, c'est-à-dire le français populaire qui est parlé en Côte d'Ivoire. Un français qui invente ses mots, ses expressions en piochant dans les langues locales mais aussi dans l’anglais. Une langue qui sert à communier et à communiquer entre les jeunes. Une langue d’images et d’expressions vives qui fabrique des mots nouveaux, restaure les noms propres en verbes et les verbes en noms. C’est toute la jeunesse riche ou pauvre qui s’adonne à ce jeu. Ses poètes sont les jeunes de la rue. Un exemple: à Abidjan, quand les étudiants et les enseignants disent qu'ils vont « poser une action sociale », cela veut dire qu'ils vont engager une grève!
 
Musique des étudiants, le zouglou traduit aussi leurs difficultés et celles du monde dans lequel ils vivent. C'est le chanteur Didier Bilé qui va enregistrer la première chanson à succès du zouglou. Ce n'est pas un hasard si sa chanson s'intitule « Les parents du Campus ». « Campus » pour rappeler qu’il s’agit bien d’étudiants et qu’avoir accès au campus est en soi une sorte d’accomplissement, voire même un droit. « Parents » pour dire que c’est par la solidarité agissante érigée en mode de survie que les étudiants rafistolent les fils de leur vie quotidienne et se créent une nouvelle famille qui n’est ni régionale, ni politique mais qui souligne la paupérisation de l’étudiant: problème de logement (d'une chambre prévue initialement pour 2, on se retrouve à 4 ou à 6), surpeuplement de l'université (qui passe de 600 étudiants à sa création en 1990 à 60.000).
 
Le zouglou est donc la musique de la crise. Crise sociale et économique marquée par le chômage, les problèmes de promiscuité, les difficultés de la vie des Noirs Africains en France, les promesses électorales non tenues, les « ordures et la pollution » et, bien entendu, les rapports éternels entre l’amour et l’argent, ce couple dialectique récurrent dans les chansons populaires. Tout le monde connaît le fameux tube des Magic System: 1° Gaou dont l'un des couple brode sur ce dernier thème:
             « C’est dans la galère que la go Antou m’a quitté;
            Dieu merci pour moi, je savais chanter un peu ;
            Partout à la radio, à la télé, c’est moi qu’on voit. »
 
Le zouglou: de l'humour à l'auto-dérision
 
Le zouglou fonctionne également comme un outil de promotion sinon de production de nouvelles notions qui alimentent la culture populaire, créant des références communes. Ces références sont essentiellement narratives. Elles consistent en des expressions et des mots, en des récits et en des manières de dire qui dissipent des sensations, des émotions, des histoires, des valeurs. À titre d’exemple, la contribution du zouglou à la diffusion du terme « côcô » et la critique du style de vie que ce terme implique. Est un « cocô » un parasite social, celui qui apparaît sapé mais qui est aussi dans le besoin.
 
Le zouglou et le réveil de la conscience politique: contre l'exclusion ethnique et le refuge nationalitaire
 
Petit Yodé ironise dans un de ses morceaux sur l'exclusion des Ghanéens (étrangers en Côte d'Ivoire) et l'amour pour les Ghanéennes (qui constituent le lot des prostituées à Abidjan).
 
Une musique internationale qui marque enfin le son et l'esprit ivoirien.
 
Musique urbaine, le zouglou n’est pas lié à une portion particulière de l’espace national. Il s'agit pourtant d'une musique nationale même si elle ne provient pas d'un lieu spécifique de la Côte-d’Ivoire. Ainsi donc, une musique nationale peut être non ethnique et non traditionnelle tout en restant pourvoyeuse de repères dans la mémoire collective.
 
Pour Yacouba Konaté, les mélodies du zouglou appartiennent au lieu commun des chansons d’ambiance scandées de génération en génération par les enfants des jardins d’enfants, des écoles aussi bien que les pensionnaires des colonies de vacances, les scouts, les éclaireurs, les jardins d’enfants, bref toutes les structures d’animation scolaires et parascolaires. Elles proviennent des premiers efforts engagés par les premières générations d’instituteurs ou de missionnaires africains et africanistes pour tropicaliser le répertoire des cours de chants des programmes scolaires. Les langues de ces chansons ne sont pas toujours évidentes et souvent les refrains des chansons font signe sans nécessairement signifier. On entend des mots comme le refrain « Zomaman » qui ne veut rien dire, mais dont tout un chacun en Côte d'Ivoire sait qu'en l'entendant, on doit répondre par: « Zo ! » Comme une sorte de rite d’interaction qui traduit une sorte de convivialité que l'on trouve dans les quartiers, lors des funérailles, des meetings politiques, des matchs de foot ou de basket.
 
Le zouglou est enfin l'un des dérivés des musiques ivoiriennes qui se déclinent en Z: « ziglibity, ziguéhi, zouglou, zoblazo, zogada…, ici, tout se danse en z ».
 
Yacouba Konaté est aujourd'hui très impliqué dans la promotion de l'art africain. Il est notamment le directeur du prochain festival des arts nègres de Dakar. Il a publié de nombreux ouvrages et articles dont notamment le plus récent sur la Biennale de l’art contemporain de Dakar (Dak’Art), préfacé par l’universitaire et écrivain congolais qui vit aux USA, Mudimbe.
 
 Le dernier livre de Yacouba Konaté: La Biennale de Dakar, Pour une esthétique de la création
africaine contemporaine – tête à tête avec Adorno, l'Harmattan, Paris, 2009.

 

- Papier longueur leur est mourouti est une phrase nouchi signifiant : « Les étudiants sont révoltés. » « Papier longueur leur » : ceux qui ont fait de longues études ; « Est mourouti  » : ils sont révoltés. Mouriti étant un mot dioula pour dire « révoltés ».